En date du 07 juin courant, la banque centrale BRB a annoncé le retrait des billets de dix mille et cinq mille utilisés depuis 2018. Le gestionnaire de la monnaie burundaise a donné comme raison de ce changement de grandes coupures, un taux élevé de thésaurisation. Plus de 60% de ces billets n’étaient plus traçables. Quelques mois avant, le Président de la République avait menacé de transformer en paperasse les montants colossaux détournés des deniers publics et cachés dans les maisons. Une mesure qui ne règle aucun de ces problèmes évoqués et qui risque par contre d’empirer la situation économique du pays explique Gratien Rukindikiza, économiste de formation et auteur d’une étude sur l’économie monétaire, dans une interview accordée à la radio RPA.
Pour commencer que dites-vous des raisons annoncées comme étant à l’origine du changement des billets de dix mille et de cinq mille ?
Les deux raisons évoquées : les billets qui ne sont plus visibles dans le circuit monétaire officiel et les détournements des deniers publics.
La grande partie de la population burundaise est plutôt paysanne, rurale sans comptes bancaires. Elle vive dans la campagne et il y a de l’économie là-bas. Les paysans vendent leurs vaches, leurs terres, du café…. Contrairement à ce que les gens pensent, ils gagnent de l’argent, ils peuvent réunir plus de 10 000 000 fbu. C’est-à-dire cet argent dont parle, ce sont des billets qui ne passent pas par la banque. Or, on sait bien que beaucoup de masse monétaire circule en dehors du circuit bancaire. La monnaie est là, elle circule entre les gens de la campagne personne ne cache les billets si on tient juste du fait que ça ne passe pas par les banques. Il faut aussi qu’ils se posent la question, combien de burundais ont des comptes bancaires ? Donc la première raison pour moi ne tient pas debout.
Deuxième argument on parle de vol. Je me dis qu’on ne parle pas de la personne qui a volé 10 000fbu.C’est quelqu’un qui a volé des milliards. En réalité il faut savoir une chose, les gens qui volent des milliards ou des centaines de millions, ce sont des gens intelligents. Parce qu’on ne peut pas voler cet argent sans être intelligent. Ils ne vont pas les prendre dans les caisses, ils détournent des paiements. Et du coup, ils convertissent cet argent en dollars ou en euros et ils ne le gardent pas sur place. Ils envoient ces billets en Turquie, à Dubaï, Ile Maurice, les iles anglo-normandes, dans les paradis fiscaux. En conclusion, les grandes coupures ont été retirées pour aucune des deux raisons annoncées.
Dans quelles circonstances normales un gouvernement peut décider de changer sa monnaie ?
Il y a deux cas.
- Le changement de monnaie : On retire tous les billets et introduit une nouvelle monnaie. Ça s’est déjà vu dans le passé notamment après la monarchie, le Président change de monnaie. Ce n’est pas le cas chez nous.
- En ce qui nous concerne, on peut retirer les billets de 5000 et 10 000 quand il y a la contrefaçon. Les billets sont imités facilement. Là on peut changer les billets mais ça prend du temps, on donne le temps suffisant à toute la population pour convertir.
Ou, quand on veut changer l’aspect physique d’un billet, par exemple on décide d’ajouter le Roi Mwambutsa sur le billet. On introduit un autre billet, on retire le premier progressivement sans brusquer l’économie. On donne un délai suffisant, on prolonge le délai si nécessaire, on ne fixe pas de limites parce qu’on ne connait pas la capacité financière de chaque personne.
D’après ce qu’on voit, ce n’est ni le cas de la falsification ni celui du changement de l’aspect physique des billets.
Pourquoi selon vous le gouvernement a fixé un court délai de changement de ces billets mais aussi des montants à remettre ?
Limiter les montants et le délai: Ils voulaient qu’il y ait de l’argent qui ne soit pas rendu. Non pas que les gens ne veulent pas rendre mais suite aux aléas : des gens qui avaient épargné par exemple 30 000 000 et ils n’ont eu droit que de rendre 10 000 000.
En procédant ainsi, ils étaient sûrs qu’ils allaient avoir une recette exceptionnelle. La question est de savoir qu’est-ce qu’on fait de cet argent qui n’est pas rendu ? Là je vais l’expliquer.
Prenons par exemple qu’on avait 500 milliards de billets de 5000 et 10 000. Et ils ont commandé 500 milliards nouveaux billets pour remplacer les premiers. Jusque-là, ils disent avoir réuni 78% de billets. Il y a 22% de billets qui n’ont pas été retrouvés, disons 120 milliards et économiquement ils doivent injecter la totalité donc les 500milliards. Il y a deux options.
- Nous avons un gouvernement honnête, soucieux de l’intérêt public qui veut financer l’agriculture, construire des logements pour les gens qui dorment dans la rue, leur donner à manger, financer le secteur de la santé, etc.On va utiliser ces 120 milliards à ça. Le montant est mis dans le budget de l’Etat en fait. Ils devront annoncer l’utilisation de ces 120 milliards de FBu qui n’ont pas été retrouvés. Si c’est le gouvernement qu’on a aujourd’hui, on l’applaudira…
2.Si c’est le contraire alors, les 120 milliards ne seront pas injectés dans le budget de l’Etat. Un gouvernement ou un Président qui n’est pas honnête va dire au Gouverneur de la BRB qu’il ne veut pas que cet argent rentre dans le budget de l’Etat. Il aura commis le plus grand scandale financier de l’histoire avec beaucoup de conséquences !
Au regard de la situation, la mesure aura un impact positif sur l’économie burundaise ?
Non…
Cet argent même si ils disent qu’il n’était pas visible, il circulait et permettait l’achat de différents produits. Aujourd’hui une partie se perd comme ça. Les gens ont perdu leur fortune. Sur le marché, ils vont vendre du haricot, personne pour acheter car ils n’ont pas d’argent, ils viennent d’être appauvris. Et en plus il y a rien qui montre qu’en injectant ces billets, la production augmente. Elle ne va pas augmenter car il n’y a rien qui implique la production agricole, industrielle, on va continuer à importer…
Et si au pire des cas c’est la deuxième option l’argent n’est pas injecté dans le budget de l’Etat, la monnaie burundaise devra être dévaluée. Il y aura une inflation de 22% qui correspond au taux de masse monétaire non échangé. Pourquoi ?
La personne qui va avoir cet argent non rendu va changer la monnaie en dollars. Comme il y aura plus de dollars, le cours du dollar va grimper jusque même à 5000fbu. Et la personne ne va pas garder les dollars au Burundi, il va les envoyer dans les paradis fiscaux ci-haut cités. Il va appauvrir le Burundi.
Les 22% de l’argent qui reste peuvent devenir un sérieux problème pour le Burundi, un problème énorme pour l’économie burundaise. Donc pour une mesure qu’on disait salutaire, en fait de compte on aura causé beaucoup de tort à la population burundaise à moins que la masse monétaire non échangée soit injectée dans le budget de l’Etat et utiliser dans l’intérêt du peuple burundais.